Fonte:
www.crif.org
Autore:
Pierre-André Taguieff
Réflexions sur la persistance des passions antijuives
L’interrogation est récurrente et les réponses apportées toujours décevantes : comment expliquer la persistance des passions antijuives ? Comment expliquer aussi l’intensité et l’ambivalence des sentiments à l’égard des Juifs ? Allons à l’essentiel, en sachant que le problème vient de très loin. Dans les cultures à dominante monothéiste, les Juifs incarnent la religion-mère, qui persiste et résiste incompréhensiblement aux révélations ultérieures, chrétienne et musulmane, ainsi qu’à la sécularisation et à la banalisation de l’athéisme ou de l’agnosticisme. À ce titre, ils forment un peuple-témoin ou un peuple-vestige, gardien d’une tradition, ou encore, pour parler comme Hannah Arendt, un peuple-paria et un peuple de « parvenus » (les Juifs émancipés ou assimilés), pleinement intégrés dans le monde moderne, mais soupçonnés de ne pas l’être vraiment par les milieux antijuifs.
Des reproches contradictoires
L’émancipation juridique et politique des Juifs au cours du XIXe siècle, à partir de la Révolution française, n’a pas fait disparaître l’hostilité à leur égard, elle lui a donné de nouveaux motifs, qui ont notamment alimenté la légende du complot juif international. La normalisation de l’existence juive par l’intégration ou l’assimilation n’a pas eu lieu. Pour comprendre ce rebondissement des passions antijuives après l’émancipation, il faut prendre au sérieux le fait que les préjugés et les stéréotypes négatifs d’origine religieuse concernant les Juifs se sont inscrits dans le langage et les mentalités, et se transmettent indéfiniment, non sans se métamorphoser. Le fait que les Juifs soient la cible de reproches contradictoires n’empêche nullement la transmission de ces derniers, portés par des passions idéologisées.
On continue de reprocher contradictoirement aux Juifs d’être trop « communautaires » et trop « nomades », trop « séparés » et trop « cosmopolites », trop secrets et trop visibles, trop traditionalistes et trop modernes. On les accuse en même temps d’être nationalistes et « internationalistes » ou « mondialistes », capitalistes et révolutionnaires, « racistes » et antiracistes. Ces représentations et ces croyances hostiles ne peuvent être éliminées par décret. D’où la relative impuissance des lois et des mesures dites « anti-racistes », qui ne s’attaquent qu’aux effets socialement visibles, aux symptômes, non sans engendrer des effets pervers.
Une hypothèse explicative
Dans Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Jean-Claude Milner éclaire la logique des accusations antijuives contradictoires en la rapportant au système de valeurs prévalant dans le contexte sociohistorique où elles surgissent. Le problème juif, énonce Milner, se trouve au cœur de la modernité européenne, dans laquelle il a toujours représenté l’élément de discordance ou d’hétérogénéité. D’une part, on prête aux Juifs « les traits de l’illimitation : ils sont partout, ils ne sont de nulle part ». D’autre part, les Juifs sont perçus comme incarnant une insupportable résistance à la dissolution dans l’illimité ou l’universel. D’où ce modèle explicatif résumé par Philippe Zard :
«Dans l’optique logico-politique des “touts limités”, le Juif incarne l’illimité (l’apatride, le déraciné, l’élément allogène) ; dans l’optique de la société illimitée, il incarne au contraire la limite insupportable, le “pas-tout” problématique qui vient introduire la discordance dans le concert de l’universel ».
Dans la perspective de l’Europe illimitée, l’État d’Israël apparaît en tant que « tout limité », c’est-dire obstacle. Il n’y a pas de place pour Israël dans un monde où les Juifs doivent se contenter d’être l’objet d’un « devoir de mémoire ». On pleure volontiers les victimes juives du passé, mais, en même temps, on accuse de « racisme » et de « colonialisme » l’État d’Israël, comme si l’existence d’un peuple enchaînant les victoires contre ses ennemis qui veulent le détruire était intolérable. Ce qui rend insupportable à certains – notamment les « progressistes » déclarés –, l’existence de l’État juif, c’est vraisemblablement le fait que « l’idéal sioniste est la seule utopie du XXe siècle qui ait réussi, la seule à avoir suscité un homme nouveau sans produire un monstre, tel l’homo sovieticus ou l’homme aryen » (Éric Marty).
L’exception juive
La « question juive » est d’abord la question de la survie de ce petit peuple de l’Antiquité en dépit des persécutions qu’il n’a cessé de subir et de sa dispersion durant de nombreux siècles. Le phénomène est une exception dans l’Histoire. Si cette survie du peuple juif appelle l’étonnement, c’est qu’elle était fort peu probable. Les Grecs anciens, les Romains, les Gaulois et bien d’autres peuples de l’Antiquité ont disparu. Les Juifs sont toujours là, et certains ne le leur pardonnent pas. Pour ces derniers, les Juifs auraient dû disparaître en se fondant dans le genre humain ou dans les peuples d’accueil. L’étonnement porte aussi sur la haine des Juifs, qui est la plus longue des haines visant un peuple particulier. Il y a une longévité exceptionnelle du peuple juif et une durée incomparable de la haine dont il fait l’objet. Cette dernière s’inscrit dans un ensemble de passions négatives ou « tristes ». Car il n’y a pas que la haine, il y a aussi l’envie, la jalousie et le ressentiment, la peur et le dégoût. Mais la haine est centrale.
Comment expliquer cette haine persistante ? Car la haine n’explique rien, elle est elle-même à expliquer. Freud, par exemple, notamment dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), s’est gardé de réduire à une cause unique le phénomène complexe et évolutif nommé « antisémitisme », et ce, en formulant plusieurs hypothèses supposées non incompatibles, voire convergentes à certains égards : la jalousie pour un peuple qui prétend être le « préféré de Dieu », le statut de minorité vulnérable et inassimilable – l’insupportable « amixia » – de ce peuple dispersé, le « narcissisme des petites différences » qui alimente l’intolérance des masses, l’incompréhensible résistance des Juifs aux persécutions et aux oppressions qui auraient dû les faire disparaître, le ressentiment des peuples « mal baptisés » contre les Juifs en tant qu’origine première de la religion chrétienne qui leur a été imposée, etc. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut rien attendre d’une explication monocausale.
George Steiner formule une hypothèse interprétative éclairante sur l’origine de la haine visant ceux qui appellent à réaliser des idéaux inaccessibles. Ceux dont l’enseignement humilie l’humanité normale déclenchent chez ses représentants un fort ressentiment, qui peut se traduire par de la fureur. La barre est placée trop haut pour que l’imitatio soit possible. Il en va ainsi de Moïse, de Socrate ou de Jésus :
«Ceux dont nous sommes incapables de suivre l’exemple, dont les exigences nous laissent nus, nous les prenons pour cible dans la haine et la haine de soi ». Ce que les humains ordinaires, dans leur médiocrité insurmontable, trouvent insupportable, « c’est la lumière aveuglante de l’exemplaire perfection ». Et Steiner d’appliquer ce modèle explicatif à la haine des Juifs :
«C’est précisément cette source psychologique de l’aversion que l’on retrouve aux racines de l’antisémitisme, de la détestation prodiguée à un peuple qui, à trois reprises – dans le monothéisme mosaïque, avec Jésus, et dans le communisme messianique de Marx –, a présenté à l’humanité quotidienne des idéaux de sacrifice, de fraternité et d’abstention hors de sa portée ».
Aussi éclairant que soit ce modèle, il ne suffit pas à expliquer la persistance des passions antijuives. On touche ici aux limites des explications psychologiques. Il ne faut oublier ni l’anthropologie culturelle, ni l’histoire. Et, comme toujours, la philosophie a son mot à dire, sans pouvoir prétendre dire le dernier mot.