Fonte:
Le Monde
Autore:
Michel Wieviorka
De quoi Dieudonné est-il le signe ?
Le 27 décembre, le ministre de l’intérieur a annoncé vouloir interdire les spectacles de Dieudonné M’bala M’bala, accusé de s’en prendre «à la mémoire des victimes de la Shoah». La censure peut-elle venir à bout du succès rencontre par cet humoriste controverse ? Quelle est son ideologie ? De quel nouvel antisemitisme est-il porteur?
L’essord’un public «antisystème»
Interdire, c’est aller à l’encontre de la révolution culturelle qu’apporte le numérique
Les attaques récentes visant la garde des sceaux signaient le retour du racisme colonial archaique, mais dont les ressorts n’ont pas entièrement disparu. Voici que l’antisémitisme, avec Dieudonné, s’installe dans l’actualité, en méme temps que le geste la « quenelle », vague synthèse du salut nazi et du bras d’honneur, de la haine des juifs et du rejet du système.
Laissons ici l’histoire personnelle de Dieudonné, dont on dira quelle relève d’un processus gull a enclenché, dans lequel ses premières outrances ont suscité des réactions le marginalisant tout en le radicalisant encore plus. L’important est dans ses publics.
Ceux qui vont à ses spectacles ne se limitent pas à Jean-Marie Le Pen, président d’honneurd’un parti dont sa fille voudrait nous faire croire qu’il est devenu respectable, au négationniste Robert Faurisson, que Dieu-donné a fait acclamer au Zénith, en 2008, ou au seul intellectuel potable dont puisse se réclamer l’extréme droite, Alain de Benoist. Ce public est aussi sensible à la démagogie antisystémique de Dieudonné qu’il est perméable à sa haine des juifs et d’Israél.
Celle-ci tranche, en partie au moins, avec l’antisémitisme classique qui s’était révélé et développé avec l’affaire Dreyfus et s’est maintenu actif jusqu’au milieu du XX° siècle. Durant cette période a prospéré une thématique au coeur de laquelle les juifs étaient accusés de miner la culture et la nation francaises. A partir des années 1980, des themes inédits sont apparus, ou ont trouvé une nouvelle jeunesse: la Shoah a été niée ou accusée d’étre à l’origine d’un juteux business, et l’antisionisme s’est plus ou moins confondu avec la haine des juifs.
Des esprits faux ont cru alors possible d’associer dans un méme opprobre la gauche progressiste, pro-palestinienne parfois à outrance il est vrai, et l’islamisme, parlant d’islamo-progressisme pour qualifier le nouveau malheur. En fait, c’est surtout parmi ceux qui s’identifient à la cause palestinienne parce qu’ils sont eux-mémes d’origine maghrébine, ou à l’islam radical, en butte à Israel et aux Etats-Unis, que s’est développé le nouvel antisémitisme, tandis que l’ancien régressait. Et c’est là où on trouve Dieudonné. Cet avatar de la haine des juifs n’a rien à voir avec la défense de la culture et de la nation — qui irait dire de Dieudonné qu’il incarne l’une ou l’autre ? Il est lourd avec lui d’une rage qui n’a rien de nationaliste, il porte plutot la haine d’une France puissance coloniale — le lien avec les juifs est ici qu’ils voudraient, selon Dieudonné, disposer du monopole de la souffrance historique, au détriment des Noirs. Enfin, Dieudonné parle en termes vaguement sociaux, au nom de ceux qui pàtissent de l’exclusion ou de la précarité. Comment fa it-il pour plaire à l’extréme droite nationaliste autant qui aux populations issues de l’immigration récente (maghrébine, subsaharienne), sans parler des Antillais — qui ne constituent pas spécialement le fonds de commerce du FN ? Le paradoxe se résout grace à l’antisémitisme, qui subsume les différences et rapproche des personnes que tout sépare par ailleurs.
Dieudonné a aussi un public virtuel, qui le suit sur Internet et les réseaux sociaux. Les technologies de l’information et de la communication ont créé un espace qui n’est ni celui du privé, où les conversations se limi-tent à quelques personnes tout au plus, où tout peut étre dit, pourvu, précisément, de rester au sein de cette sphère, ni celui de la vie publique classique et de ses médias. Internet, le téléphone mobile dessinent un espace singulier, intermédiaire entre le public et le privé. Et dans cette zone sans frontières qui exerce une pression constante dans l’espace public et la sphère privée, la communication est instantanée, massive, participative, tout le monde peut exister, s’exprimer.
Une culture se développe dans ce contexte, insistant sur la liberté d’expression — interdire, c’est aller à l’encontre de la révolution culturelle qu’apporte le numérique. Ce qui est favorable aux discours émancipateurs, mais aussi à ceux de la haine. On a souvent insisté sur le caractère bénéfique de cette évolution, sur le role des réseaux sociaux dans les révolutions arabes ou les luttes d’« indignés » : force est de constater que la technologie peut aussi server le mal. Dieudonné en bénéficie pleinement et y trouve une ressource considérable.
Public réel et public virtuel peuvent-ils se fondre ? La comparaison, là aussi, avec les mouvements contestataires récents est édifiante : c’est en se retrouvant, grace à Internet, sur des places, dans des lieux concrets, que ces acteurs ont pris leur essor. Ce qui justifie les efforts politiques et institutionnels pour rendre impossibles les spectacles de Dieudonné, et done la fusion de ses deux publics, mais ne regle pas tout. Si l’on souhaite empécher la diffusion de l’antisémitisme, telle que la promeut Dieudonné, il faut agir au niveau d’Internet et des technologies de communication moderne.
Dans les deux cas, on s’expose à en faire un martyr, mais aussi à aller à contre-courant de la culture de la liberté d’expression propre aux évolutions contemporaines. Et dans les deux cas, on corrige les effets sans aller au fond, lancinant, au fait qui une société comme la notre puisse laisser place à un racisme archaique ou à un antisémitisme renouvelé.