Fonte:
Le Monde
Autore:
Cécile Chambraud
« Notre signal d’alerte doit être pris au sérieux »
«Mes prédécesseurs ont géré la croissance de la communauté. Nous risquons de devoir gérer sa décroissance »
Joël Mergui
président du Consistoire central
Entretien
PRÉSIDENT du Consistoire central, la structure chargée d’organiser la vie cultuelle de la communauté juive, Joël Mergui appelle à une réaction de la société française contre la montée de l’antisémitisme.
Le nombre de juifs français qui partent en Israel augmente nettement cette année. Pourquoi?
L’inquiétude est profonde chez les juifs de France. La remontée de l’antisémitisme à partir des années 2000, que l’on espérait conjoncturelle, est devenue chronique. Le pic actuel des départs, le plus important depuis la création de l’Etat d’Israël, est la conséquence de l’augmentation des actes antisémites et, de manière quasi directe, des attentats de Toulouse et de Montauban en 2012. Le temps que les familles prennent conscience que Toulouse n’a pas donné un coup de frein, mais un nouvel élan à l’antisémitisme, puis qu’elles organisent un départ, il faut quelques mois.
En quoi les attentats de Toulouse et Montauban ont-ils donné de «l’élan» à l’antisémitisme?
On aurait pu penser qu’après un acte aussi dramatique, il y ait une réaction de honte, une prise de conscience. Au contraire, dans les jours qui ont suivi, on a vu sur le Net des gens s’identifier à l’assassin. Le mal a continué de progresser. Il n’y a pas eu de réveil des consciences. Depuis, un jeune Français [Mehdi Nemmouche] a commis une tuerie à Bruxelles, des djihadistes sont partis en Syrie, certains sont revenus. Ces attentats ont décomplexé une catégorie d’individus qui expriment leur haine des juifs de façon publique, comme on l’a vu dans les manifestations en juillet.
Quelles peuvent être les conséquences de ces départs?
Mes prédécesseurs ont géré la croissance de la communauté juive. Aujourd’hui, nous risquons de devoir gérer sa décroissance. Elle a cru en la France. Elle s’interroge aujourd’hui sur son avenir. De l’attitude de la société française, de sa réactivité au moment présent dépendra l’avenir de la communauté. Le djihadisme, qui fait partie de cette nouvelle forme d’antisémitisme, c’est une haine des juifs et de l’Occident, une haine des valeurs de la République qui sont complètement parallèles aujourd’hui. J’appelle notre société à voir ce parallélisme avant qu’il ne soit trop tard. Il y a une nouvelle forme d’antisémitisme en France. Ce signal d’alerte que la communauté juive, par son histoire, est en mesure de lancer à la France et à l’Europe doit être pris très au sérieux.
Qu’attendez-vous de l’Etat?
Les pouvoirs publics ont pris conscience de la gravité de la situation. Des mesures de protection de nos lieux de culte ont été prises. Mais on ne peut pas s’en contenter. J’ai envie que la France trouve d’autres solutions que de nous mettre sous protection policière permanente. Il faut des résultats. Pour cela, nous demandons un plan d’action contre le racisme et spécifiquement contre l’antisémitisme. Cette action doit impliquer plusieurs ministères. Peut-être faut-il un ministère spécifique. Il faut une coordination entre police et justice et intervenir à l’école. Les attentats contre la communauté, il y a quelques décennies, étaient commandités de l’étranger. Merah et Nemmouche ont grandi dans l’école de la République.
Il faut un travail de prévention et d’éducation au travail, sur Internet, dans les prisons… Les relais d’opinion se sont trop peu exprimés : enseignants, sportifs, artistes, parents, journalistes. L’antisémitisme n’est pas que le problème des juifs. Le malaise des juifs dans une société signifie nécessairement que cette société commence à aller mal. Elle doit se réveiller.
Quels témoignages recevez-vous de l’inquiétude au quotidien des juifs de France?
Les chiffres publiés, importants, sont sous-évalués. Me sont rapportées quotidiennement de très nombreuses agressions, des menaces, des insultes dans la rue, la voiture qui accélère très vite à côté de vous… Vous n’allez pas porter plainte pour ça ! Dernièrement à Béziers [Hérault], des jeunes m’ont dit qu’ils avaient été insultés dans la rue et m’ont demandé ce que je leur aurais conseillé de faire. Je n’ai pas su quoi répondre. Cela fait quinze ans que nous leur demandons de la retenue et de rester dignes, et ils en souffrent même si, hélas, ils se sont habitués ! Je ne veux pas que nos enfants s’habituent à être insultés dans la rue !
Les chiffres de l’alya sont un signal d’alarme. Une partie de la communauté a envie de m’entendre dire qu’il faut partir. On nous demande : s’il le faut, saurez-vous nous donner le signal du départ à temps ? Je ne me déroberai pas si je vois qu’effectivement une page se tourne pour nous en France, mais j’espère vraiment n’avoir pas un jour à en arriver là.