Fonte:
www.liberation.fr/debats
La théorie du complot et les pompiers pyromanes
Dans le cadre de la lutte contre la radicalisation, le ministère de l’Education recommande au corps enseignant de prévenir et de sensibiliser les élèves contre les «théories complotistes». Une approche précipitée et dogmatique. Une incitation à «penser droit» ?
Le gouvernement a lancé un plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme qui mobilise les fonctionnaires de l’Etat en leur recommandant d’«agir avec trois principes : fermeté, sérénité, unité». Parmi les nouveaux appelés de cette lutte contre les égarements idéologiques, figurent les enseignants. Dans le dossier de presse de ce plan d’action, daté du 9 mai, il est indiqué que «les agents publics, notamment les enseignants, qui sont quotidiennement au contact avec les jeunes, constituent des acteurs de premier niveau essentiels pour détecter des dérives pouvant conduire à la radicalisation et pour entraver l’adhésion aux théories du complot, aux comportements de rupture et aux discours de haine qui favorisent de telles dérives». Haro sur la jeunesse et appel à la vigilance de ses professeurs !
L’intransigeance est mauvaise conseillère pédagogique. Elle peut être une vertu morale pour ceux qui ont la conviction d’avoir toujours raison ; elle est surtout la marque d’un dogmatisme qui, une fois mis en œuvre, fait échouer toute pédagogie. Il y a fort à parier que la fermeté, précipitée et irréfléchie, ruinera la sérénité et l’unité, installant la crispation, la suspicion et le conflit dans les établissements scolaires.
Nouvelle marotte du moment : la lutte contre le complotisme ! Organisée sans préparation ni sensibilisation des enseignants à une connaissance des théories du complot (infiniment plus complexes à comprendre qu’à dénoncer), elle repose sur une volonté contre-productive de normalisation des représentations. Au mieux, les élèves les plus malins ou les plus provocateurs sauront piéger les commissaires politiques de la rééducation mentale ; au pire, les contre-feux maladroitement allumés ne feront que transformer les convictions timides en brasier. Les outils offerts par le ministère de l’Education nationale sont indigents, et ne sauraient remplacer une formation en histoire des idées et philosophie politique. Quant au «vidéo-kit pédagogique» produit par France Télévisions, il prend les élèves pour des naïfs manipulables, au vocabulaire restreint et au discernement en berne («nous tentons d’apporter des révélations sur des trucs secrets, habituellement bidouillés à plusieurs, loin des yeux du grand public et pour un profit financier ou politique. […]. L’esprit critique, c’est bien. Mais c’est inquiétant de voir qu’au nom de l’esprit critique, certains jeunes se jettent dans les bras de manipulateurs sur Internet. Ou de paranoïaques. Ou de mythos. Ou les trois à la fois.»)
Supposer que les élèves seraient largement enclins à adopter des représentations radicales et se feraient les thuriféraires du complotisme est discutable. Cette hypothèse, que l’angoisse transforme en axiome, n’est prouvée par aucune enquête de terrain (même si les théories du complot existent, même si le terrorisme existe). Les jeunes d’aujourd’hui s’instruisent à plusieurs sources : l’école n’est pas le seul endroit où l’on apprend (l’a-t-elle d’ailleurs jamais été ?). De plus, tout homme se caractérise par une multiplicité de composantes identitaires : professionnelle, familiale, religieuse, sportive, citoyenne, politique, etc. Chacun navigue entre elles et change de posture selon l’environnement : aucun enfant n’est le même devant ses parents, ses amis, ses camarades de classe ou ses professeurs. La volonté de normalisation et l’injonction d’enseigner à tous comment penser droit sont ineptes et vouées à l’échec. Comment espérer que les élèves accepteront de conformer leurs représentations à ce qu’on leur inculque comme un catéchisme ? Comment enseigner des valeurs qui se posent comme universelles en droit, alors qu’elles ne le sont pas dans les faits, ni dans la diversité des cultures du monde ni – pire encore – dans la société française elle-même ? Ne pas prendre la mesure de cette diversité revient à opposer d’un côté ceux qui croient (et donc pensent de travers) à ceux qui savent (eux et nous, les barbares et les civilisés, les amateurs de mythes farfelus et les rationnels). Eternelle antienne de l’ethnocentrisme !
La situation sociale actuelle présente des particularités et des mutations qu’il s’agit d’explorer : l’école ne saurait les ignorer. Déconstruire les idées reçues, exposer sereinement les représentations, afin de mettre à distance l’infondé dogmatique des croyances, étudier scientifiquement la diversité des représentations, afin de relativiser la volonté dominatrice de celles qui ne supportent pas la critique : des sciences s’y emploient déjà. On les appelle sciences de l’homme et de la société (ou sciences sociales). Il est urgent de rappeler leur efficacité et de mieux les intégrer au cursus scolaire. La France n’a pas besoin de transformer ses enseignants en agents de contre-propagande, mais ses dirigeants auraient intérêt à comprendre et à soutenir un enseignement accru des sciences humaines à l’école.
Avec de nombreux sociologues et anthropologues, l’équipe du lycée Le Corbusier d’Aubervilliers défend le projet de l’Anthropologie pour tous (1) : l’anthropologie et les sciences sociales sont le moyen d’une meilleure connaissance de soi-même et des autres, et permettent un dialogue pacifique entre ceux qui, même s’ils sont différents, vivent ensemble. Dans cette perspective, les sciences sociales peuvent fournir un outil fondamental de défense et de mise en acte des principes laïques. En exposant les multiples mythologies qui composent des univers de représentations extraordinairement divers, on renonce à la naïveté idéologique, au bénéfice de la rigueur scientifique : la fermeté, la sérénité et l’unité sont à ce prix !
Catherine Robert, Valérie Louys et Mathieu Mulcey, professeurs au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, Christian Baudelot, sociologue, professeur émérite à l’ENS, Florence Dupont, anthropologue des mondes antiques, professeure émérite de littérature latine à l’université Paris-Diderot, Stéphane François, maître de conférences à l’Ipag de l’université de Valenciennes, Nicolas Grimal, membre de l’Institut, professeur du Collège de France, Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’ENS de Lyon, membre senior de l’Institut universitaire de France, Jean-Loïc Le Quellec, anthropologue, directeur de recherches au CNRS et chercheur à l’Institut des mondes africains, Bernard Sergent, historien, préhistorien, mythologue, Fabien Truong, sociologue, professeur agrégé à l’université de Paris-VIII, Gérôme Truc, sociologue, enseignant à l’ENS de Cachan.
Complotisme: qui sont les «pompiers pyromanes» ?
Comment lutter contre la radicalisation ou la théorie du complot à l’école ? Récemment, dans une tribune publiée dans «Libération», des intellectuels critiquaient l’injonction de l’Education nationale à «penser droit». D’autres experts rappellent ici la nécessaire lutte contre ce phénomène.
Il ne s’agit pas de se faire ici les avocats d’une politique. Plutôt de dire notre surprise de voir certaines personnes pour lesquelles la lutte contre le complotisme est, selon leurs propres termes, la «nouvelle marotte du moment» , se mettre à donner des leçons à ceux qui entendent mener ce combat.
Nous sommes un certain nombre à dresser le constat que le conspirationnisme est un phénomène qui traverse toute notre société et n’épargne pas l’école. Depuis des années maintenant, les commentaires et discours à teneur conspirationniste se retrouvent dans les bouches et les copies d’élèves. Mesurant ce que cet état de fait pouvait avoir de préoccupant, nous n’avons pas attendu le récent plan gouvernemental pour nous retrousser les manches et agir.
En criant «Haro sur la jeunesse !», comme l’écrivent les signataires de ce texte ?
Non. En mettant en place des ateliers d’autodéfense intellectuelle, de pédagogie des médias, en sensibilisant les élèves à la question de la fiabilité des sources et de leur nécessaire vérification, à celle des différents biais cognitifs susceptibles d’égarer leur jugement, en les formant à un usage éclairé d’Internet ou encore en insistant sur l’indispensable maîtrise des connaissances fondamentales, notamment en histoire.
En dénonçant «une volonté contre-productive de normalisation des représentations», une «injonction d’enseigner à tous comment penser droit» et même «un catéchisme» (sic) anticomplotiste, les signataires de cette tribune réquisitoire ajoutent du fantasme aux fantasmes. Associant l’outrance à la suffisance, ils trahissent leur méconnaissance de la réalité et de la diversité des réponses pédagogiques qui tentent d’être apportées au conspirationnisme.
Loin de tout dogmatisme ethnocentriste, les initiatives qui ont émergé au cours des dernières années ont pour dénominateur commun de mettre l’accent sur la formation à l’esprit critique. Evite-t-on toujours le risque d’encourager, au travers d’un enseignement dispensé sans méthode et dans la précipitation, le relativisme et la suspicion ? Peut-être pas. Mais ce n’est pas là le propos des auteurs de ce texte, qui déplorent la distinction, pourtant constitutive de l’école et de sa mission, entre «ceux qui croient» et «ceux qui savent». Eternelle antienne du relativisme culturel…
Personne ne prétend que ce qu’essaient de mettre en œuvre les pouvoirs publics pour, sinon enrayer, du moins juguler le complotisme à l’école est parfait. Certaines initiatives, qui ont suivi la prise de conscience après les attentats de janvier 2015, ont certainement péché par leur caractère improvisé. Au moins avaient-elles le mérite d’exister.
Mais en prêtant au gouvernement l’intention de transformer les professeurs en «agents de contre-propagande» et en «commissaires politiques de la rééducation mentale» – sans voir qu’ils empruntent là à une phraséologie douteuse que ne renieraient pas les complotistes -, les signataires de cette tribune ne font pas que lutter contre des moulins à vent : ils opposent un déni de réalité au constat largement partagé de la présence massive des mythes complotistes les plus éculés dans la culture juvénile. Sur le terrain, ces mystifications circulent bel et bien, et dans des proportions, semble-t-il, inédites. S’en inquiéter ne relève d’aucune croisade anti-jeunes !
Les outils proposés par l’Education nationale ne sauraient remplacer un «enseignement accru des sciences humaines à l’école», lit-on. Nul ne prétend, là encore, le contraire. Mais en attendant de familiariser davantage encore nos collégiens et nos lycéens aux subtilités de l’histoire des idées, aux arcanes de la philosophie politique et aux méthodes de la sociologie, que fait-on ? Il est urgent de mieux enseigner les sciences sociales, affirme cette tribune. Le problème est qu’elle nous donne surtout l’impression qu’il est urgent de ne rien entreprendre contre le complotisme.
Premiers signataires : Gérald Bronner, sociologue (université Paris-Diderot), Emmanuelle Daviet, journaliste (France Inter), responsable du dispositif InterClass, Emmanuel Debono, historien (ENS – Lyon), Cyril Di Méo, professeur de sciences économiques et sociales (lycée militaire d’Aix-en-Provence), Thomas Huchon, journaliste (Spicee), Valérie Igounet, historienne, chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Denis Le Guen, professeur d’histoire-géographie (lycée Simone-de-Beauvoir de Garges-lès-Gonesse), Sophie Mazet, professeure agrégée d’anglais (lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen), Tristan Mendès France, chargé de cours au Celsa (université Sorbonne Nouvelle – Paris-III), Bruno Poilvet, professeur d’histoire-géographie (lycée Condorcet de La Varenne-Saint-Hilaire), Karen Prévost-Sorbe, professeure d’histoire-géographie (collège Edouard-Vaillant de Vierzon), Rudy Reichstadt, directeur de l’Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch) et Iannis Roder professeur d’histoire-géographie (collège Pierre-de-Geyter de Saint-Denis).