Fonte:
Huffingtonpost.fr
Autore:
Pierre-André Taguieff
Jihadistes: selon les “alter-experts”, l’islamophobie explique tout!
Un argument sophistique se diffuse aujourd’hui comme une rumeur : le passage de jeunes Français musulmans au terrorisme jihadiste s’expliquerait par l’islamophobie qu’ils auraient subie. Les jeunes jihadistes français seraient avant tout des victimes du « racisme anti-musulman ». L’engagement dans le jihad aurait pour cause principale les coupables et irresponsables activités des islamophobes à la française, dont les noms sont régulièrement énumérés comme des stigmates par certains professionnels de la dénonciation publique. Cette « explication » par l’islamophobie joue le rôle d’une justification au moins partielle des engagements jihadistes. On a appris à connaître ces délateurs spécialisés qui, régulièrement sujets à des accès de paranoïa, voient des islamophobes partout, tout en érigeant l’islamophobie en cause explicative de multiples dysfonctionnements ou troubles sociaux. Les délateurs se doublent ainsi d’alter-experts en sciences sociales (ils ont leurs sites spécialisés). Leur credo est que la démocratie libérale est la cause de la haine que lui vouent ses ennemis mortels. Le regard paranoïaque porte partout le soupçon. Jusqu’à inciter au lancement d’accusations délirantes. Par exemple, derrière toute indignation trop affichée face aux crimes commis par un groupe jihadiste, les délateurs extra-lucides soupçonnent la présence d’attitudes islamophobes. Plus généralement, ces dénonciateurs paranoïaques sont convaincus que la France, mauvaise mère, serait coupable d’avoir fabriqué ses pires ennemis. Elle n’aurait donc à s’en prendre qu’à elle-même.
Cet argument douteux s’inscrit dans un récit pseudo-sociologique centré sur l’explication du phénomène jihadiste en France par un prétendu « climat » idéologique, version nouvelle et adaptée de « l’air du temps » ou du « vent mauvais » censé engendrer tous les maux endurés par les citoyens. C’est l’argument paresseux par excellence, et un argument pervers, qui permet de justifier les dérives jihadistes en les attribuant à des réactions de révolte ou de rébellion de « victimes » du « racisme anti-musulman ». Mohamed Merah et Mehdi Nemmouche peuvent être ainsi érigés en victimes du « système » ou du « racisme institutionnel », en victimes de la discrimination ou de l’exclusion à la française, et en victimes qui auraient eu pour seul tort de réagir trop vivement contre ledit « système », en prenant pour cibles ses symboles supposés, à commencer par les Juifs – ce qui suppose une vision de la France comme « enjuivée », ou, pour parler plus contemporain, « sionisée ». Un argument d’appoint, dérivé des explications par l’environnement social, intervient souvent dans les récits de légitimation, sur le mode : plus le crime est barbare, et plus il illustre la barbarie attribuée à la société française censée l’avoir suscité. On retrouve la causalité diabolique : s’il n’y a pas d’effet sans cause, la rage meurtrière des jihadistes est imputable à ceux qui leur auraient inoculé le virus. D’où la conclusion des alter-experts : les véritables coupables, ce ne sont pas les tueurs islamistes, ce sont les islamophobes censés les avoir fabriqués.
On se souvient du plaidoyer spécieux du très médiatique prédicateur islamiste Tariq Ramadan. À l’instar des gauchistes de la chaire ou de la tribune qui, face au terrorisme, donnent dans le discours victimaire et la culture de l’excuse, Ramadan, dans un article titré « Les enseignements de Toulouse » mis en ligne sur son blog le 22 mars 2012, peu après les massacres de Montauban et de Toulouse et l’identification du tueur, dénonce la société française qui, par son « racisme », son « système d’exclusion » et ses « discriminations », aurait fabriqué cette victime qu’est Mohamed Merah, ce « citoyen français frustré de ne pas trouver sa place, sa dignité, et le sens de sa vie dans son pays ». Dans le monstre, il faudrait voir la victime et le désespéré, le « pauvre garçon » doté d’un cœur d’or, mais « dérouté » par la société française qui l’excluait, par l’armée française qui ne voulait pas de lui. Ramadan présente Merah comme un « grand adolescent, un enfant, désœuvré, perdu, dont le cœur est, de l’avis de tous, affectueux ». Pour l’intellectuel islamiste, le tueur est « une victime d’un ordre social qui l’avait déjà condamné, lui et des millions d’autres, à la marginalité, à la non-reconnaissance de son statut de citoyen à égalité de droit et de chance ». Et surtout, dans cette affaire, l’islam ne serait nullement en cause : l’essentiel aux yeux de Ramadan est que ce pauvre bougre n’était pas habité « par les valeurs de l’islam ». Mis hors du sujet, l’islam est donc sauf. Merah, selon Ramadan, n’était pas non plus habité « par des pensées racistes ou antisémites ». Tuer des innocents aurait été dès lors, pour le « désespéré », un « acte désespéré ». L’axiome est devenu slogan après un long séjour dans la propagande palestinienne justifiant le terrorisme antijuif. La meilleure réplique au plaidoyer sophistique de Tariq Ramadan est venue du philosophe musulman Abdennour Bidar, « Un monstre issu de la maladie de l’islam » (Le Monde, 23 mars 2012).
La culture de l’excuse, élaborée par la gauche et l’extrême gauche intellectuelles depuis les années 1970 sous le double patronage de Bourdieu et de Foucault lus avec les gros sabots du militantisme basique, avant d’être intériorisée par nombre de politiques, d’enseignants et de magistrats, et simultanément diffusée par les médias situés à gauche, a trouvé sur ce registre sa plus récente réactivation. Cet argument consiste donc à dénoncer l’influence magique et criminogène d’un « climat islamophobe » qui règnerait en France, et ce, alors même qu’on observe dans la patrie des droits de l’homme et du citoyen une islamophilie d’État (à s’en tenir aux déclarations officielles), et que les intellectuels et les journalistes y rivalisent de respect pour l’islam, « religion de paix » (mais pourquoi n’éprouve-t-on pas le besoin d’en dire autant du christianisme ou du judaïsme ?). La chanson est connue. On peut y voir une petite variation hexagonale sur le grand air de la culpabilité occidentale dont, dès 1983, avec Le Sanglot de l’homme blanc, Pascal Bruckner avait proposé une analyse pénétrante.
Prenons l’exemple d’une récente déclaration politique inspirée par la culture de l’excuse. Au lendemain de la décapitation sauvage de l’otage français Hervé Gourdel par un groupe terroriste algérien (les « Soldats du califat ») lié à l’État islamique (EI, Isis, Daech), le responsable socialiste François Kalfon, sur i>TELE, le 25 septembre 2014, a déclaré sans vergogne : « Si les Français de confession musulmane partent faire le jihad en Syrie, c’est parce qu’il y a eu le développement, par certains, d’un climat d’islamophobie. » Déclaration emblématique exprimant l’un des dogmes idéologiques largement partagés dans les milieux de gauche. Dans un contexte idéologique d’une extrême confusion, ce Délégué national du PS a cependant le mérite de ne pas nier l’évidence, à savoir que les jihadistes sont des musulmans. Il se range certes à l’opinion standardisée selon laquelle les jihadistes ne sont qu’une « poignée » ou une « minorité d’extrémistes » musulmans, composée principalement de demi-fous et de délinquants, face à l’« immense majorité des musulmans », modérés, sains d’esprit et « respectueux des lois de la République ». Voilà qui rassure, ou du moins vise à rassurer les plus candides des citoyens inquiets. D’autres commentateurs ou porte-paroles se montrent plus radicaux dans le politiquement correct, en ajoutant à cette présentation victimisante des jihadistes la négation de leur appartenance au monde de l’islam. Et de dénoncer rituellement les « amalgames » entre les bons musulmans et les méchants terroristes. Bref, l’islamophobie expliquerait tout ou presque du basculement dans le jihadisme, et l’islam n’y serait pour rien. Deux arguments qui, apparaissant souvent liés, convergent dans une tentative subreptice, aussi naïve qu’indigne, de blanchiment.
Cette opération idéologique à double face consiste donc d’abord à transfigurer les jihadistes en les présentant comme des musulmans victimes d’une France islamophobe, et comme des exilés volontaires ou des réfugiés fuyant un pays hostile, pour aller combattre le tyran syrien. Ce qui revient à caractériser la France comme un pays raciste et globalement islamophobe, dangereux pour les musulmans, ses victimes potentielles. Elle implique ensuite, de façon contradictoire, de ne pas prendre au sérieux les déclarations des Français musulmans partis faire le jihad en Syrie ou en Irak, pour combattre, disent-ils, « les ennemis de l’islam », du moins de l’islam qu’ils considèrent comme véritable, le sunnisme – ou plutôt, leur sunnisme de type salafiste. C’est là oser présenter les jihadistes comme de simples assassins, étrangers à toute croyance religieuse. C’est donc leur refuser le statut de croyants, en oubliant qu’à l’origine de l’État islamique (comme naguère à celle d’Al-Qaida), il y a l’Arabie saoudite, royaume présentant la double particularité d’être le principal gardien de l’orthodoxie wahhabite-salafiste et le grand financier de l’islamisme radical dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Par cette alchimie politico-sémantique, de victimes de l’islamophobie, les jihadistes de nationalité française se transforment en barbares, en tueurs sanguinaires n’ayant rien de commun avec les musulmans authentiques, supposés par nature « modérés ». Les « fous d’Allah » deviennent des fous tout court, doublés de tueurs en série. Sans craindre la contradictio in adjecto, un responsable de la « communauté musulmane » en France déclare ainsi le 25 septembre 2014 sur une chaîne d’information, à propos des jihadistes de l’État islamique : « Ils veulent imposer leur islam (…), qui est tout sauf l’islam. » Autant déclarer que l’État islamique n’est en rien islamique. Mais alors quoi d’autre ?
C’est penser comme si les jihadistes n’étaient pas de « vrais » musulmans obéissant à un commandement religieux (l’obligation du jihad), mais des criminels, certes particulièrement dangereux, pour lesquels la référence à l’islam ne serait qu’un instrument et un prétexte. Mais quelles seraient donc leurs véritables motivations ? Leurs véritables objectifs ? La peur de l’« amalgame », peur devenue rituelle, conduit certains responsables musulmans, parlant comme des politiques visant à calmer le jeu sans souci de la vérité, à déclarer que les islamistes de l’EI « n’ont rien à voir avec l’islam ». Ni leur sincérité ni leur bonne foi ne sont en cause, ou du moins pas nécessairement. Hassen Chalghoumi ou Dalil Boubakeur, par exemple, ont toujours été très clairs dans leur rejet argumenté de l’islamisme comme fondamentalisme ou jihadisme.
D’autres représentants de l’islam en France, à cette occasion, sont heureusement sortis de l’ambiguïté pour condamner publiquement les jihadistes. On ne peut que s’en féliciter. Il en va de même pour les mobilisations anti-jihadistes lancées et organisées par les autorités musulmanes. Il est à espérer que les troupes vont suivre et qu’il ne s’agira pas d’un feu de paille. Mais l’essentiel est ailleurs. Si ces responsables musulmans ne se reconnaissent pas ou ne veulent pas se reconnaître dans cet islam politique et guerrier répulsif, ce dernier n’en existe pas moins. Et il continue d’exercer une séduction, par son extrémisme même.
Dans les milieux, musulmans ou non, qui craignent avant tout qu’une vague d’islamophobie déferle sur la France, on déclare ou on laisse entendre que les barbares sanguinaires de l’EI, qu’on est bien contraint de dénoncer lorsqu’ils égorgent et décapitent en diffusant les images atroces de leurs crimes, ne peuvent qu’être « totalement étrangers à l’islam ». Cette thèse, qui relève des idées reçues ou des fausses idées claires et fonctionne aujourd’hui comme un slogan, est insoutenable. A-t-on vu en effet des criminels « totalement étrangers à l’islam », aussi sanguinaires soient-ils, être candidats à la mort en « martyrs », aspirer à être « tués dans le sentier d’Allah » en tuant le plus possible d’infidèles « par n’importe quel moyen » ? Vouloir établir la charia sur toute terre conquise ? Ne donner le choix aux populations des terres conquises qu’entre la conversion, la soumission (avec l’impôt de capitation, ou jizya, réservé aux dhimmis) ou la mort ? Une certaine gauche plurielle, soucieuse de son image « antiraciste » et désireuse de ne pas « faire le jeu » des islamophobes, s’est lancée dans une opération douteuse de désislamisation des groupes jihadistes. A-t-elle oublié que la doctrine du jihad fait partie des enseignements fondamentaux de l’islam?
Si les jihadistes sanguinaires ne représentent pas l’ensemble des musulmans, ils constituent bien une composante de l’islam mondial. C’est ce que certains ne veulent pas voir ou ne peuvent plus voir. Une islamophilie de bonne compagnie rend aveugles ceux qui s’y abandonnent. La vérité est dure : si, pour de nombreux musulmans, qu’on a des raisons de juger majoritaires en France (pointons au passage l’absence de sérieuses études d’opinion sur la question), l’islam est bien une « religion de paix », vécue et pratiquée comme telle, il est pour d’autres une religion de guerre sainte, le drapeau du ressentiment et de l’esprit de vengeance. Le « jihad par l’épée » est un appel à la revanche contre l’Occident et les régimes supposés contaminés par l’occidentalisation. C’est ce partage, aux frontières parfois incertaines, entre le goût de la paix et le goût du sang qui alimente les peurs déclenchées par l’islam. La perception d’une telle ambivalence suffit à produire de l’inquiétude.
C’est aux musulmans anti-jihadistes de faire la preuve de leur existence, de leur poids et de leur bonne foi au sein de l’oumma, dont l’unité, minée par la fitna (la discorde ou sédition au cœur de l’islam (1), s’avère fantasmatique. Et ce, sans tourner autour du pot, sans se déresponsabiliser en refusant de reconnaître comme musulmans ces groupes qui tuent au nom de l’islam. Ces derniers ne sont bien sûr pas tout l’islam, ils en sont loin, mais ils font partie de l’islam. Comme l’a reconnu naguère avec courage et lucidité Abdelwahab Meddeb, ils illustrent la « maladie de l’islam (2) ». C’est avec cette pathologie de l’islam que les musulmans anti-islamistes doivent aujourd’hui se débrouiller, au même titre que les non-musulmans qui ne sauraient détourner le regard en se gargarisant de clichés. C’est aussi contre les monstres redoutables nés de cet islam idéologisé que les uns et les autres doivent engager un combat difficile et incertain, car menacé à tout moment par des effets pervers. Donner par exemple aux groupes jihadistes une importance qu’ils n’ont pas, et par là contribuer à renforcer leur attractivité. Ou encore faire surgir le spectre d’une guerre des civilisations, réduite à un affrontement polymorphe entre monde musulman traité comme un bloc d’un seul tenant et monde occidental réduit par ses ennemis à un impérialisme islamophobe, avec leurs alliés respectifs. Vision apocalyptique qui entre en congruence avec le système de croyances des jihadistes.
Imposé par l’offensive jihadiste, le chemin à prendre est assurément parsemé d’embûches. En même temps qu’on entre en guerre contre l’islamisme à visage inhumain, il faut s’efforcer d’y voir clair, de prendre l’exacte mesure des menaces réelles, sans les exagérer ni les minorer, avec la ferme intention de ne pas se laisser tenter par des illusions douces qui endorment. Plus que jamais, l’avenir est imprévisible. Il est d’autant plus inquiétant.
(1) Gilles Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004.
(2) Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Paris, Le Seuil, 2002 ; id., Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, Paris, Le Seuil, 2008.